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La première scène pose l’ouvrage : Jules Verne achète — fort cher — une statuette à son effigie, et en découvre le mode d’emploi. L’autobiographie fantasmée peut alors commencer, menée par un Eric Nosal surprenant. [1] Jonglant entre vie quotidienne de l’écrivain et création en cours d’écriture, il utilise un chapitrage resserré particulièrement enthousiasmant. Le rythme feuilletonesque justifie l’hommage graphique de la couverture, et s’amuse à entretenir une joyeuse porosité entre les séquences. Il est en effet vain de chercher une distinction entre réel et fiction, tout le récit est une invention jubilatoire où l’on croise Verne, Nadar ou Napoléon III en fuite vers Alexandrie, trésor géant de la littérature. Sans chercher à comprendre le fond, on est tout de suite charmé par l’ensemble, le dessin de Nosal — bien plus assuré ici que dans les planches présentées dans George — épousant la fluidité du récit. Seuls quelques dessins moins assurés se montrent gênants, [2] autant dire des broutilles. Et puis surtout, alors que la mode est aux biopics, lire ce grand n’importe quoi historique où l’auteur fait d’un personnage connu et de son environnement un univers romanesque est franchement plaisant. [3] Cependant, si cette impression est juste, on ne peut restreindre Mode d’emploi à un sourire charmant. D’où l’importance de sortir de la facilité, et d’affronter une narration à la structure toute particulière. Jules Verne voit une des péripéties de ses romans devenir véridique : le jour ne se lève plus. Sommé par Napoléon III de trouver une solution sous peine de mort il prend la fuite : tout s’emballe. Le régime s’effondre, Jules rencontre L. à Alexandrie, et la nuit devient bien secondaire. La valse des personnages commence, les récits s’entrelacent pour des images. Le sens de cette rêverie solitaire devient soudain plus accessible. Si les liens entre les scènes ne sont pas évidents, c’est aussi que l’esprit de Jules est bien embrumé. Accroché à son éditeur par un contrat il ne rêve que de retrouver sa liberté. Épuisé et dépassé par ce qui lui arrive, Jules n’est pas au plus clair avec lui même, les apparitions fantasmagoriques ne sont alors que très naturelles. Et on se laisse porter non plus par facilité face à l’incompréhension, mais par acceptation de la perte de repère dans la longue marche cérébrale d’un auteur en décalage. Ce petit livre rouge, imitant les ouvrages Hetzel par une fabrication soignée, gagne à se relire et à réinterpréter. Il y a du récit sentimental dans la relation de Verne à L., et de la truculence avec le petit Napo, caricature ventripotente et indésirable à qui l’on ne sait rien refuser. Divers intermèdes imprimés avec une encre différente ponctuent un récit déjà fragmenté, et le nourrissent de nouvelles interrogations. Des interrogations que Nemo, avide lecteur qui, après un accident lui coûtant une part de sa mémoire, a décidé plutôt de plonger et observer les sirènes, viennent encore renforcer. Mais pourtant Nosal ne joue pas la facilité, et distille ses réponses petit à petit. Il faut seulement accepter de se faire violence et de couler, à l’image du personnage, pour d’un coup surnager. En équilibre précaire. Mode d’emploi est un livre qui interpelle. Comment un livre dont des passages échappent à son lecteur peut-il retenir son attention ? Sans doute parce que ce qui est ressenti avant tout est la marque d’une vraie richesse de construction, chose déjà rare en soit pour ne pas être savourée. Si l’on allie à cela un plaisir de faire terriblement communicatif, on ne peut que se laisser embarquer, au mépris de ce que le livre peut parfois avoir de bancal ou maladroit. Car les erreurs y sont à l’image du personnage principal : le Jules Verne de Nosal se révèle certes être dépassé, énervant, émouvant, brouillon et gracieux à la fois. Mais avant tout, il s’incarne dans une figure résolument attachante, et à qui l’on peut pardonner ses errements momentanés.

Chroniqué par Maël Rannou en septembre 2010

 [1] Précédemment aperçu dans le fanzine Georges. Si ses planches ne manquaient pas de charme, et faisaient preuve d’une fulgurante progression entre les premiers numéros et les travaux récents, Mode d’emploi est à la fois plus rigoureux et de plus longue haleine, permettant une vraie affirmation du travail de l’auteur.
[2] Surtout les toutes premières apparitions de L., le style des personnages féminins s’assurant par la suite.
[3] Dans un genre totalement différent, on pense bien sûr au Pascin de Sfar comme à son récent Gainsbourg.